Roland Courson connait bien l’AFP puisqu’il a rejoint l’Agence France Presse un an et demi après sa sortie de l’Ecole supérieur de journalisme de Lille (67ème promotion). Il est passé par la documentation au siège, puis le sport et l’information générale à Madrid et l’économie à Paris. Depuis trois ans, s’occupe d’économie à l’agence de Tokyo.
« Le travail à l’AFP est avant tout un travail d’équipe. C’est ce qui étonne (et parfois déçoit) les agenciers débutants. La réalité à l’AFP est généralement très éloignée du cliché du reporter qui part en solitaire sur le terrain, recueille toutes ses informations lui-même, écrit et transmet ses dépêches dans le feu de l’action avant d’en recueillir la gloire en voyant ses papiers repris le lendemain dans tous les journaux… Il est bien sûr parfois possible de travailler « en solo ». Mais bien souvent, le souci d’efficacité et de rapidité commande de diviser les tâches au maximum.
Ainsi, même si elle ne comporte qu’une seule signature, une dépêche AFP sur un événement important est souvent le fruit du travail d’un grand nombre de journalistes… dont la plupart n’auront pas mis un seul instant les pieds « sur le terrain ».
Exemple: un gros tremblement de terre, comme celui du 16 juillet 2007 dans la région de Niigata, au bord de la mer du Japon. La catastrophe avait fait 11 morts et des centaines de blessés. Mais l’élément le plus inquiétant était que la plus grande centrale nucléaire du monde était située juste au dessus de l’hypocentre du séisme, à cheval sur une faille active…
En pareil cas, un ou plusieurs journalistes sont envoyés immédiatement sur place, accompagnés de photographes. Ces envoyés spéciaux sont en général des journalistes japonais… qui ne risquent pas d’être paralysés au moment crucial par des problèmes linguistiques! Ils téléphonent au bureau les premiers témoignages de rescapés et de secouristes et les « choses vues »: maisons démolies, routes défoncées, glissements de terrain, sauveteurs qui fouillent dans les décombres… Mais, comme ils ne peuvent pas être partout à la fois, leur vision de la catastrophe est forcément partielle.
Pendant ce temps, de nombreux autres journalistes restent au bureau de Tokyo. Ils s’attellent à un travail essentiel pour avoir une « vision d’ensemble » de la catastrophe: coups de fil aux services de secours pour actualiser les bilans, interviews de spécialistes (sismologues, experts nucléaires…) pour recueillir des éléments d’explication et de mise en perspective… Il s’agit aussi de surveiller les télévisions japonaises, qui déploient des moyens techniques et humains énormes pour couvrir un événement tel que le séisme de Niigata, y compris l’envoi d’hélicoptères. C’est ainsi, grâce aux images aériennes en direct, qu’on a pu s’apercevoir qu’une épaisse colonne de fumée noire s’élevait au dessus de la centrale nucléaire (l’incendie se révélera finalement sans gravité).
Enfin, d’autres rédacteurs se chargent de rassembler les éléments recueillis par les uns et les autres, et rédigent les papiers qui passeront sur les « fils » de l’AFP.
Au final, la grosse machine AFP commence à cracher une série de dépêches. Chacune de ces dépêches est un « patchwork » d’éléments apportés par plusieurs journalistes, et n’est pas forcément signée par la personne qui l’a réellement rédigée… Egos sensibles s’abstenir! Ici seul compte l’impératif de fournir une couverture « nerveuse » et complète le plus rapidement possible. Peu importe qui fait quoi, peu importe qui part sur le devant de la scène et qui oeuvre dans les coulisses…
La plus importante de ces dépêches est le « papier général » (ou « wrap » en anglais). Ce papier doit résumer la situation en 600 mots. C’est celui qui a le plus de chances d’être repris dans la presse du lendemain. Il comporte à la fois des informations factuelles, des bilans chiffrés, des témoignages, des « choses vues », des déclarations officielles… Ce papier général est rédigé à Tokyo, mais signé du nom d’un journaliste qui se trouve sur le terrain à Niigata (honneur à ceux qui mouillent leur chemise sur place!). La première version passe sur les « fils » à peine une heure après le premier « urgent » annonçant le séisme. Il est régulièrement réactualisé en fonction de l’évolution du bilan, des nouvelles informations…
D’autres papiers « secondaires » suivent: cela peut être un reportage ou un « papier couleur » (rédigé à Tokyo à partir des éléments dictés au téléphone, ou bien par l’envoyé spécial lui-même s’il a le temps et les moyens de se « poser » quelque part pour écrire un papier sur son ordinateur portable), une ou plusieurs « analyses » ou « papiers d’angle » sur des aspects techniques, économiques ou géologiques, rédigés à Tokyo à partir des déclarations d’experts… Nous avons ainsi diffusé, le 16 juillet et dans les jours qui ont suivi, des dizaines de papiers sur les précédents gros séismes au Japon, sur le problème de la résistance antisismique des centrales nucléaires japonaises, sur la difficulté pour la deuxième économie mondiale de vivre en permanence sur un sol mouvant, sur la psychose des touristes désertant les plages autour de la centrale endommagée…
La même méthode de travail en équipe s’applique à tous les événements d’une certaine importance: sommet international, élections, gros fait divers, procès à sensations, décès d’une haute personnalité, visite du président français ou américain, résultats annuels d’une grosse entreprise comme Sony ou Toyota…
Au quotidien, un correspondant de l’AFP a bien sûr tout le loisir de travailler sans aide extérieure sur des sujets magazine, des papiers d’analyse de phénomènes économiques ou sociaux.
Mais finalement, dans un bureau comme Tokyo, les papiers faits « à une seule main » sont relativement rares. Ne serait-ce que parce qu’il est parfois plus rapide de demander l’aide d’un collègue japonais pour passer un coup de fil que de le faire soi-même dans un japonais médiocre! Là encore, l’ego n’est pas de mise: celui qui signe le papier n’est pas forcément celui qui l’écrit. Si un collègue japonais a passé quinze coups de fil et moi deux, c’est le collègue japonais qui aura l’honneur du « by line » même si c’est moi qui ai eu l’idée du sujet et qui ai fait tout le travail de rédaction.
La réalité du travail d’agencier est donc assez éloignée de la vision romantique que la plupart des gens ont du métier de correspondant à l’étranger. Travailler à l’AFP Tokyo, surtout pour un correspondant économique, c’est accepter de faire surtout du « desk » et de sortir du bureau moins souvent qu’on le voudrait. C’est aussi accepter de travailler dans l’anonymat, de voir parfois ses dépêches reprises in extenso dans grand quotidien parisien… sous la plume d’un parfait inconnu et de ne pas en prendre ombrage (à l’AFP, le client est roi: s’il paye son abonnement, il peut utiliser les dépêches comme bon lui semble).
Mais d’un autre côté, l’AFP est la voie la plus facile pour tout journaliste francophone qui souhaite travailler à l’étranger. Il n’y a, à ma connaissance, aucun autre média français qui offre à des journalistes de partir à l’étranger en aussi grand nombre, aussi souvent, pour aussi longtemps et dans d’aussi bonnes conditions.
Pour avoir un poste à l’étranger : faire ses preuves avant
Comment cela se passe-t-il concrètement? Tous les postes vacants à l’AFP, en France comme à l’étranger, font l’objet d’un affichage qui est une sorte d’appel public à candidatures. N’importe qui au sein de l’agence peut postuler. La direction choisit qui elle veut parmi les candidats.
Certains postes à l’étranger sont très demandés (Lisbonne, Montréal, Rome…) D’autres le sont beaucoup moins: Moscou, par exemple, attire généralement peu de candidats malgré l’intérêt évident de l’actualité en Russie et dans l’ex empire soviétique. Le poste de correspondant économique à Tokyo, qui est exigeant et technique, ne passionne guère les foules non plus (tant mieux pour moi!)
A signaler: avant d’avoir la moindre chance d’être nommé à l’étranger, il est nécessaire de « faire ses preuves » pendant une durée plus ou moins longue. Rares sont les jeunes journalistes qui ont réussi à partir hors de France avant un ou deux ans de CDD successifs, suivis d’un premier poste en CDI à Paris ou en province (très bon tremplin, la province). Les langues « rares » (le russe, le japonais, le chinois, l’arabe…) sont un atout mais le critère déterminant reste les compétences journalistiques.
Une autre possibilité, un peu plus rare, est de partir en tant que « journaliste local », c’est à dire d’être recruté sous contrat local par un bureau AFP à l’étranger. Au début de ma carrière à l’agence, après un an passé à collectionner les CDD à Paris, j’ai ainsi accepté de partir à Madrid sous CDI espagnol. Je suis finalement resté près de sept ans sur place.
Le contrat local a quelques désavantages par rapport au contrat français: pas de déménagement payé, pas d’indemnité de logement une fois sur place, pas de sécu française, etc. Mais en Espagne, les conditions salariales proposées par l’AFP étaient bonnes, la protection sociale acceptable et la vie infiniment plus agréable qu’à Paris. Surtout, accepter un contrat local permet souvent à un jeune journaliste de partir plus rapidement à l’étranger qu’en suivant le processus classique, et aussi d’échapper à la « règle des quatre ans »: on peut rester sur place le temps qu’on veut, avant d’être éventuellement réintégré dans le « circuit français ».
Que le contrat soit français ou local, s’immerger plusieurs années dans un pays étranger est de toutes façons une expérience dont la valeur est incalculable. Le « virus » de l’étranger s’attrape facilement à l’AFP et il ne faut pas espérer s’en débarrasser… »
Propos recueillis par Jing Bai
Photos de Roland Courson
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