Philippe Rochot… ce nom vous dit sûrement quelque chose. Otage au Liban en 1986, lauréat du prix Albert Londres, ce grand reporter a publié cet été le livre Vivre avec les Chinois.
Il y relate son expérience de correspondant en Asie basé à Pékin entre 2000 et 2006 pour France 2. Pour nous, il revient sur le décalage entre ce qu’il a pu constater sur le terrain et les demandes de sa rédaction à Paris. Témoignage.
« La réalité d’un pays ne correspond jamais à l’idée qu’on s’en fait avant d’y avoir mis les pieds. Quand j’ai quitté la France pour la Chine à l’automne 2000, je pensais qu’il y avait des rizières autour de la capitale et que les Chinois n’avaient qu’un seul enfant, l’enfant unique… Sur place j’ai vite déchanté : le climat de Pékin est tellement sec que les faibles gouttes qui tombent chaque année ne sauraient alimenter les rizières. Quant aux gamins, j’ai rencontré dans les campagnes des familles entières qui vivaient avec quatre ou cinq enfants dont une bonne partie étaient clandestins. J’ai donc dû revoir ma copie. Mais ma rédaction, elle, pense toujours qu’il y a des rizières autour de Pékin… et que les familles chinoises n’ont qu’un seul enfant. Difficile de sortir des clichés habituels concernant l’Empire rouge.
J’ai sillonné la Chine pendant six années et constaté combien notre regard sur le pays était biaisé. Or, dans les rédactions parisiennes, on apprécie toujours qu’un correspondant en Chine vous serve les mêmes clichés comme l’image du « pékin » en costume mao circulant à bicyclette. Heureusement, il en existe encore et il est de bon ton d’en glisser quelques portraits dans les reportages.
De même, la Chine compte plus d’un milliard trois cent millions d’habitants : la foule quoi ! A l’image, il faut donc que ça grouille. Montrez une rue à peu près déserte dans un reportage et on vous dira que vous n’étiez pas en Chine ! Mais on oublie facilement chez nous que la côte orientale du pays est surpeuplée alors que les territoires de l’ouest sont déserts. Une image de foule n’est pas forcément révélatrice de la Chine d’aujourd’hui.
La censure existe en Chine, mais les premières victimes en sont les Chinois eux-mêmes. Un journaliste occidental peut facilement la contourner, mais on hésite à le dire. Montrer que nous passons notre temps à déjouer les menaces et les pièges de la police secrète chinoise fait de nous des héros et il ne faut pas ternir cette image. En revanche, la censure est plus dangereuse pour les Chinois. Ils peuvent risquer gros s’ils nous conduisent auprès d’un dissident ou d’un militant de la secte « maudite » des Falung gong. Il ne faut pas l’oublier.
« Un correspondant n’a pas droit aux nuances »
De retour en France après six années dans l’Empire rouge, je peux voir que ma rédaction réagit toujours aux mêmes thèmes : les milliardaires, l’usine du monde, le « made in china », le barrage des Trois Gorges et le gigantisme des réalisations. Le miracle chinois a la vie dure. Nous tombons finalement dans le piège tendu par la Chine qui veut donner au monde le visage d’un pays digne de jouer dans la cour des grands et en mettre plein la vue à la planète entière. L’envers du décor n’est pas forcément reluisant. Quand on l’évoque, il est de bon ton de noircir fortement le tableau ; on ne peut guère parler de ce pays qu’en blanc ou en noir ; un correspondant n’a pas droit aux nuances. On veut des traits forts. Il faut en dresser le portrait à coups de serpe.
Les rédactions parisiennes pensent par exemple que le vieux Pékin a été rasé pour les jeux olympiques. Voilà un thème accrocheur. Mais le jugement est quelque peu hâtif. Seule la moitié des « hutongs » a subi l’assaut des bulldozers et il reste encore quelques ruelles à parcourir pour alimenter la nostalgie des étrangers. Pas la nostalgie des Chinois. Contrairement à ce que les rédactions veulent faire dire à leurs envoyés spéciaux, les Chinois ne regrettent guère ces maisons basses, glacées l’hiver et torrides l’été, insalubres la plupart du temps, sans commodités et qui les obligeaient à vider leur seau chaque matin dans les toilettes publiques. Les rédactions parisiennes pensent aussi que les Chinois ont gardé la nostalgie des événements de Tienanmen, qui auraient constitué pour eux une fenêtre d’aération et un espoir déçu de liberté. Il n’en est rien. Les Chinois ignorent tout de ce qui s’est passé le 4 juin 1989. Le pouvoir s’arrange d’ailleurs pour qu’ils l’oublient vite : rien dans les livres d’histoire, aucun débat à la télé bien sûr, aucun article dans la presse, aucun accès Internet: juste une chape de plomb le jour anniversaire, qui s’abat sur la place historique. La page reste désespérément blanche.
Tout événement en Asie doit tourner autour des Français en général et des touristes en particulier… Y a-t-il une épidémie de Sras qui tue 700 chinois ? Ma rédaction veut surtout savoir si les Français sont touchés et s’il reste encore des touristes qui osent parcourir la cité interdite… Le Xinjiang ? Y a-t-il des Français qui travaillent là-bas ? Le tsunami ? Combien de français tués ? Les touristes reviennent-ils ou ont-ils toujours peur : maudite démarche intellectuelle qui consiste à n’expliquer les problèmes d’un pays qu’à travers le comportement des touristes et de préférence français… »
Philippe Rochot
NB: Philippe Rochot est diplômé de la 43e promotion de l’ESJ. Depuis son retour d’Asie, il a regagné le service reportage de France 2.
Vivre avec les Chinois,
Philippe Rochot
18,95 euros
En tant que Française correspondante d’un quotidien américain en France, j’ai souvent ressenti cette même pression de mon rédacteur pour des papiers un peu clichés qui rentraient bien dans l’idée que les Américains se font de la France. C’est un travers malheureusement universel…